ARTICLE D’ACTUALITÉ

Couvrir le décès d’une personne dans un article de nouvelle factuel est une des catégories de couverture les plus connues. Et c’est pour ce genre de couverture qu’ont d’abord été élaborées les recommandations de bonnes pratiques journalistiques, la plupart du temps par des personnes qui n’étaient pas journalistes. Le principe général autour duquel s’articulaient ces recommandations était la crainte de la contagion suicidaire, des études ayant démontré que certains articles de nouvelle pouvaient entraîner des suicides par imitation dans les jours ou les semaines suivantes. C’est un enjeu important, et les journalistes peuvent minimiser ces risques en réalisant une couverture responsable des événements. C’est ce qui est exploré dans le nouveau chapitre. 

La majorité des suicides ne font pas les nouvelles, tout comme la vaste majorité des décès attribuables à d’autres causes. Dans ce chapitre, nous abordons en détail les éléments d'intérêt public qui doivent vous guider. Une fois que la décision de couvrir un suicide a été prise, reste à savoir comment le faire de façon responsable, en tenant compte du fait que l’intérêt public d’un tel reportage peut être relativement marginal. Mais si ce n’est pas la première fois qu’un tel suicide survient, ou que d’autres suicides sont déjà survenus au même endroit par exemple, le fait de le rapporter de manière responsable et factuelle minimisera les risques d’encourager des rumeurs dommageables.

Lorsqu’un suicide devient l’objet d’un article de nouvelle, les journalistes et chefs de pupitre doivent absolument garder en tête la nécessité de minimiser les risques de contagion suicidaire. Mais cela tout en tenant compte du fait que des chercheurs ont établi que la contagion suicidaire n’était qu’un des 14 facteurs différents qui influencent les taux de suicide, et qu’il n’est pas le facteur le plus influent d’entre eux. (Source: New England of Medicine, 16 janvier 2020 - Seena Fazel, M.D. et Ro Runeson, M.D., Ph.D.)

Dans les exemples suivants, nous vous présentons des cas où la couverture d’un suicide a posé certains défis aux journalistes. Avec le recul, nous sommes à même de voir dans quelle mesure a été maintenu l’équilibre entre le bien public et le risque de causer des préjudices. Les trois cas présentés ici ont été analysés par Paul Benedetti, journaliste senior, éditorialiste, auteur et ancien coordonnateur de la maîtrise en journalisme de l’Université Western Ontario.

Étude de cas #1
Un mort à l’Assemblée législative albertaine

 

Le lundi 2 décembre 2019, vers 15h, un homme s’est suicidé avec une arme de poing sur les marches de l’Assemblée législative albertaine. Même selon les recommandations habituellement suivies par les salles des nouvelles au sujet des suicides, cet incident méritait d’être rapporté. Plusieurs critères penchaient en ce sens: le suicide était survenu dans un endroit public, il avait perturbé les activités normales de l’Assemblée législative, et il avait déclenché une importante opération policière au cœur d’une grande ville. Ces éléments justifiaient à eux seuls la couverture de ce suicide. Et si on rajoute le fait qu’une arme à feu a été utilisée à proximité de la législature de la province, ce suicide devenait un incontournable, journalistiquement parlant.

Bien que la plupart des médias aient traité cet événement avec retenue et suivi les recommandations d’En-Tête en la matière, -en évitant le sensationnalisme, et en partageant des informations sur les services d’aide et de prévention du suicide, il y a tout de même eu des problèmes avec cette couverture.

Les informations policières et les premières brèves sur le sujet étaient vagues et portaient à confusion, certaines laissant entendre que l’homme s'était rendu à l’Assemblée législative pour commettre un crime, et qu’il pourrait avoir, - ou ne pas avoir-, tué des agents de sécurité. Aucune de ces informations n’était véridique. On pouvait lire dans les premiers articles publiés que les travaux de l’Assemblée avaient été interrompus par «une fusillade sur les marches de l’immeuble», et après «un incident impliquant une arme à feu». Les articles suivant étaient beaucoup plus précis, et utilisaient les termes «suicide», «non criminel», et contenaient des phrases descriptives comme «un homme s’est suicidé» ou encore «après qu’une personne se soit suicidée». À des fins de clarté, il était cette fois-ci impossible de taire la méthode de suicide utilisée, et tous les articles indiquaient que l’homme était mort d’une blessure auto infligée par une arme à feu. Presque tous les autres détails ont été omis, bien que plusieurs articles comprenaient une brève description des vêtements de la victime.

Les articles publiés les jours suivants se sont principalement concentrés sur deux questions fondamentales: «Qui était cet homme?» et «Pourquoi s’est-il suicidé sur les marches de l’Assemblée législative?» Ces deux questions positionnaient les journalistes entre deux recommandations concurrentes sur la couverture des suicides. 

D’un côté, ils tentaient de mettre en lumière des problèmes sociaux plus larges et de l’autre, ils tentaient également de respecter l’intimité et le deuil de la famille de cet homme. La plupart des articles portant sur le sujet étaient écrits de façon responsable.

Les lecteurs ont ainsi appris que la victime, un vétéran, souffrait de problèmes de santé mentale, principalement de dépression, et qu’il avait fait appel aux autorités pour avoir accès à l’aide médicale à mourir pour cause de problèmes mentaux. Toutes ces informations permettaient au public d’en apprendre davantage sur plusieurs enjeux sociaux d’importance. Également, la plupart des articles contenaient de l’information sur les services d’aide disponible et les services de prévention du suicide. Malgré tout, la couverture de ce suicide a posé quelques problèmes. Bien que les journalistes sachent qu’il n’est pas recommandé de tenter de contacter des membres de la famille endeuillée, certains l’ont fait dans ce cas-ci. Au moins un article contrevenait à l’une des recommandations clé d’En-Tête sur la couverture du suicide: celle de ne pas représenter le suicide comme «une solution à un problème». Dans un article, le beau-fils de la victime a présenté son suicide d’une façon presque positive, disant qu’il était «enfin libéré de ses souffrances». Il ajoutait «Il est n’est plus dans la souffrance. C’est ce qu’il souhaitait.»

Les journalistes doivent trouver l’équilibre entre le devoir de rapporter un événement survenu dans un lieu public, qui touche des questions d'intérêt public et celui de faire tout en leur pouvoir afin d’éviter de causer des préjudices par la publication de leur article.

En-Tête invite les journalistes à la prudence face aux commentaires des membres de la famille, et suggère plutôt d'interviewer des spécialistes de la question, comme des psychologues, des psychiatres ou d’autres experts en santé mentale.

 

Étude de cas #2
La mort d’une médecin travaillant en première ligne contre la pandémie de
Covid-19

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La docteure Lorna M. Breen, directrice du département de l’urgence à l'hôpital Presbyterian Allen de New York, s’est suicidée le dimanche 26 avril 2020, dans la maison de sa sœur à Charlottesville, en Virginie. La Dre Breen avait contracté la COVID-19 en soignant des malades à l'hôpital. Après un congé d’une semaine et demie, elle est retournée au travail, mais n’a pu terminer sa journée. Un de ses collègues lui a alors conseillé de rentrer à la maison familiale en Virginie, afin de prendre du repos. Une fois rendue là-bas, elle a dû être hospitalisée pour épuisement. Elle a quitté l'hôpital une semaine plus tard et est retournée chez sa mère. Le week-end suivant, elle est allée rendre visite à sa sœur, chez qui elle s’est suicidée. 

En l’espace de quelques jours, cette histoire a fait le tour du pays, et sans surprise, a fait l’objet d’une couverture par tous les médias d’importance aux États-Unis et d’ailleurs dans le monde. Le récit de sa mort était pratiquement le même dans tous les articles. «Une médecin altruiste, qui a travaillé avec acharnement pour sauver la vie de patients atteints de la COVID-19, dont certains étaient ses propres collègues, s’est suicidée, dévastée par le coût physique et psychologique de son héroïsme.»


Le 27 avril, le New York Times publiait un article sobre, et précis, signé par quatre reporters, – Ali Watkins, Michael Rothfeld, William K. Rashbaum et Brian M. Rosenthal. 

Le texte était extrêmement détaillé, mais ne mentionnait pas la méthode de suicide utilisée, décrivant simplement qu’elle était morte de «blessures auto infligées». L’article donnait également des éléments de contexte, décrivant la vie professionnelle de la Dre Breen, sa vie sociale, ses passe-temps et ses activités. Mais dans les articles subséquents, de sérieux problèmes ont émergé. D’abord, la plupart d’entre eux utilisaient le terme «héroïne» pour décrire la Dre Breen, et penchaient vers une «romantisation» de sa mort, la décrivant comme «un soldat tombé au combat» dans la guerre contre la pandémie. Cette façon de présenter les choses a été fortement renforcée par des citations, incluses dans plusieurs de ces articles, du père de la victime, Philip, qui commentait la mort de sa fille par le biais de termes militaires. »Elle était dans les tranchées» disait-il. »Elle était une héroïne.» Il est allé plus loin, en invoquant à nouveau le langage militaire pour décrire la mort de sa fille: «Elle est allée dans les tranchées, et elle a été tuée par l’ennemi sur la ligne de front.»

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Le dévoiument et le travail de la Dre Breen face à la COVID-19 ayant été, à juste titre, décrits comme «héroïques» dans ces articles, les lecteurs pouvaient également avoir l’impression que sa mort devait être considérée sous cet angle. Par ailleurs, puisque que sa mort y était si étroitement associée à son héroïsme pendant la pandémie, ces articles contrevenaient à plusieurs recommandations d’En-Tête, des choses «À faire» et «À ne pas faire» dans la couverture des suicide. Par exemple, on suggère de ne pas accepter une explication unique à un suicide sans se poser de questions. Les raisons qui poussent une personne à s’enlever la vie sont généralement complexes et multifactorielles. Dans plusieurs articles, on a accordé beaucoup d’importance aux citations suggérant cette explication unique à son suicide: «Elle ne faisait que son boulot, et cela l’a tuée.»

Cette explication a été renforcée par des déclarations de la famille disant que la Dre Breen «n’avait aucun historique de maladie mentale». Une façon de raconter les choses qui pourraient laisser croire aux lecteurs que la seule solution au stress et aux difficultés est le suicide.

Les recommandations d’En-Tête suggèrent plutôt de présenter les causes du suicide comme étant multifactorielles, et découlant souvent d’un «trouble mental qui aurait pu être soigné» et le suicide, être évité. 

Bien qu’il soit journalistiquement acceptable, et même encouragé, de chercher à obtenir des citations coup de poing de membres de la famille dans les histoires de suicide, c’est important de mettre en contexte toute citation provenant d’une personne qui n’est pas spécialiste de ces questions. Dans certains reportages, cela a été fait en incluant des citations d’experts offrant une interprétation plus nuancée: «Un décès nous pose plusieurs questions auxquelles nous ne pourrons peut-être pas répondre«, soulignait un des médecins interviewé.

Pratiquement tous les articles sur le décès de la Dre Breen ont réussi à relier sa mort à des enjeux sociaux plus larges, comme le stress au travail et l’épuisement émotionnel, particulièrement pour les travailleurs sur la ligne de front contre la pandémie. Et ils offraient tous des informations pertinentes sur les ressources d’aide et les services de prévention du suicide. 

Étude de cas #3
Suicides sur les campus de l’Université de Toronto et l’Université Concordia

 

Dimanche le 17 mars 2019, aux environs de 20h, la police a été appelée pour un décès au Centre Bahen d’information et de technologie de l’Université de Toronto. Les premières informations laissaient entendre qu’un étudiant «avait trouvé la mort» en tombant du toit de l’édifice.

Si les faits entourant cet incident semblaient relativement simples de prime abord, des enjeux plus complexes ont rapidement été soulevés. Comme dans la plupart des universités, les suicides sont traités comme des affaires privées à l'Université de Toronto, qui ne les considèrent pas d’intérêt public. L’administration de l’Université a émis un bref commentaire sur Twitter peu après minuit, le 18 mars. «Des membres de notre communauté peuvent avoir été affectés par les récents événements survenus au Centre Banhen. Nous souhaitons respecter la vie privée des personnes impliquées, et reconnaissons la souffrance de la famille, des amis et des collègues.»

Presque immédiatement, des détails concernant ce décès, -incluant le nom de l’étudiant en question et la façon dont il était mort- ont commencé à circuler sur les médias sociaux comme Twitter et Reddit. Avec le peu d'information diffusées par la police, -après tout, aucun crime n’avait été commis-, et avec le silence des autorités universitaires, les médias avaient bien peu de matériel à se mettre sous la dent, comme c’est d’ailleurs le cas pour les nombreux suicides qui se produisent dans des résidences privées au pays, et dont on n’entend rarement parler.

Le lundi suivant, des étudiants inquiets ont organisé une manifestation pour souligner  trois suicides ayant eu lieu à l’Université de Toronto en 2019, des suicides passés sous silence par les autorités de l’Université. 

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Cette manifestation et les inquiétudes des étudiants ont largement été rapportées dans les médias étudiants puis, un peu plus tard, dans les médias grand public. Cette couverture a entraîné les journalistes à se poser des questions importantes: «Ce décès était-il d’intérêt public? Jusqu’où devaient-ils aller, tout en respectant l’intimité et le chagrin de la famille? Ce décès soulève-t-il des questions politiques qui pourraient intéresser le public?

Dans ce cas-ci, comme le suicide était survenu dans un lieu public, et qu’une importante manifestation s’en était suivie, l’événement méritait d’être couvert. En proie à d’intenses pressions, l’université a finalement accepté de partager un peu plus d’informations sur les circonstances entourant ce suicide. »Samedi soir, un étudiant a plongé vers la mort du haut du Centre Bahen. La famille nous a demandé de garder privée toute information concernant leur enfants. Nous honorons ce souhait, et nous les assurons de notre entière collaboration en ces temps difficiles», Sandy Welsh, vice prévôt aux étudiants. 

Le lendemain, le 20 mars, lors d’une populaires émission matinale de la région de Toronto (CBC MetroMorning), le président de l'Université de Toronto, Meric Gertler, a répété cette phrase «il a plongé vers la mort» et a expliqué que l’institution avait choisi de ne pas parler de suicide «par respect pour la famille.»

La plupart des articles portant sur ce décès ont respecté les recommandations d’En-Tête, en évitant de faire du sensationnalisme, en ne donnant pas de détails précis sur la méthode de suicide utilisée et en protégeant l’intimité du défunt. Les articles ont également réussis à exposer les préoccupations des étudiants: hausse des problèmes de santé mentale sur le campus; difficulté d’avoir accès à des services d’aide; et culture du silence de la part de l’Université, qui traitait chaque suicide «comme un cas isolé, plutôt que comme faisant partie d’une crise de santé mentale», comme le soulignait un chroniqueur. Les articles laissaient également une place aux demandes des étudiants qui souhaitaient obtenir des services de soutien au deuil et l’organisation d’événements publics de commémoration.

Pratiquement tous les articles qui ont suivi ce suicide ont adhéré aux recommandations d’En-Tête, et incluaient les coordonnées de ressources en santé mentale et en prévention du suicide.

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Des faits similaires sont survenus à Montréal, à quelques différences près, concernant la circulation de l’information et la couverture de l’événement. Le vendredi 15 février 2019, une étudiante de l’Université Concordia, Ming Mei Ip, 24 ans, a été retrouvée morte dans un des studios de l'édifice des Arts visuels. Encore une fois, les mêmes défis se sont présentés: trouver un équilibre entre l’intérêt public et le respect dû à la famille; la nécessité de reconnaitre le suicide étudiant comme une question d’intérêt public, tout cela dans le contexte où la nouvelle de ce suicide se répendait sur les réseaux sociaux. 

Dans ce cas, les journalistes ont eu accès plus rapidement à davantage d'informations. Dans les heures qui ont suivi la mort de l’étudiante, l’Université a communiqué par courriel avec tous les étudiants du programme de Beaux-arts pour leur annoncer son suicide, et leur fournir des informations sur les services de soutien en santé mentale.

Le lundi suivant, l’Université, avec la collaboration des parents de Ming Mei Ip, a pris une série de mesures exceptionnelles, notamment l’impression d’affiches annonçant sa mort, l’embauche de conseillers en santé mentale, l’organisations d’ateliers sur le deuil et la tenue d’une cérémonie de guérison dans le bâtiment ou le décès s’était produit.

Deux semaines après la mort de la jeune fille, un grand média (La Gazette de Montréal) a publié un reportage long et détaillé sur son suicide, en l’identifiant en tant que victime. Le reportage rapportait également la réaction des étudiants et de l’Université devant ce drame. Son suicide y était remis en contexte, grâce à l’ajout d’éléments de son histoire personnelle; le tout était mené d’une façon équilibrée et respectueuse. On pouvait y lire: «La réponse classique des universités devant un suicide sur le campus a toujours été de tenter d’étouffer l’affaire, en donnant le moins d’information possible, dans l’espoir que les étudiants et professeurs puissent rapidement passer à autre chose. Cependant, cette approche, -présentée comme respectueuse de la vie privée du défunt et des membres de sa famille- crée un sentiment de honte et de secret autour du suicide, qui s’avère contre-productif selon les professionnels en santé mentale.»

«Dès que la famille de Ming Mei Ip à donné son autorisation à l’Université Concordia de parler publiquement de son suicide, les autorités ont travaillé fort pour informer étudiants et professeurs, ce qui a permis à ceux qui la connaissaient d’assister à l’exposition mortuaire organisée par sa mère le 19 février.»

Le reportage de la Gazette contenait également des informations générales sur la santé mentale et le suicide, en plus de fournir une liste de coordonnées de ressources d’aide en santé mentale et en prévention du suicide.

Dans cette triste histoire, on remarque que tant l’Université que la Gazette ont adhéré aux recommandations d’En-Tête, en offrant une couverture nuancée du drame. Comme l’a écrit André Picard dans un éditorial publié dans le Globe and Mail au sujet des ces deux suicides, «À court terme, nous devons agir pour empêcher des étudiants de se pendre ou de se jeter en bas d’un édifice, et cela ne se fera pas en prétendant que cela n’est pas arrivé, ou encore en détournant le regard. Le silence au sujet du suicide sur les campus est écœurant, au sens propre comme au figuré.»

Si vous ressentez de la détresse, communiquez avec le centre d’aide le plus près de chez vous. En cas d’urgence, appelez le 911, ou rendez-vous à l’hopital de votre région.